Le dix cors...
La pendule indiquait dix-neuf heures. La famille était au complet, comme à l’habitude, autour de la table pour le dîner. Robert, le père, saisit le pain puis coupa un morceau qu’il signa rapidement avec la pointe de son couteau puis recoupa en petits bouts qu’il répartit tranquillement dans son assiette. Il se versa un verre de vin, l’avala d’une lampée puis s’en versa un second. Enfin, il commença à déguster sa soupe, avec des gestes lents accompagnés de bruits de bouche à réveiller la maison. Josiane, sa femme, se servit à son tour, puis Bertrand, leur unique fils. Dans un coin, près de la cuisinière à bois, Bolo, un chien de races croisées, était assis sur son vieux sac de toile de jute. Il observait en silence son maître, concentré sur ses moindres gestes dans l’espoir d’une offrande qu’il savait possible.
— L’équipage va chasser dans deux jours, lança Robert. Monsieur Visserand n’arrête pas de me le rappeler, ajouta-t-il.
Autour, toujours les bruits familiers, aucune parole. La voix, sur un ton monocorde, se fit plus forte mais sans plus de conviction que cela.
— Il nous a demandé d’y repérer un « dix cors » pour l’occa¬sion, un cadeau spécial pour le notaire à c’que j’ai compris ! En plus de ça, ils veulent faire en sorte que ce soit lui qui le serve. Ça ne va pas être une mince affaire que cette histoire là encore…
— C’est lequel don’le notaire ? demanda Josiane.
L’homme la regarda un instant, incrédule, une cuillérée de soupe légèrement fumante en arrêt devant sa bouche.
— Lequel don’? grogna-t-il en la fusillant du regard comme si elle pouvait se moquer de lui.
Il l’observa avec insistance, attendant un effort de mémoire, une réponse de sa femme. Il ne recueillit qu’un léger hausse¬ment d’épaules. Il tourna les yeux vers Bertrand, son fils, âgé d’une quinzaine d’années. Ce dernier esquissa un léger sourire.
— Tu vois qui qu’c’est, toi ?
L’adolescent acquiesça de la tête sans ajouter de commen¬taire.
— Bon sang, Josiane, le notaire d’Orléans, avec un bon ventre, la cinquantaine, les cheveux blancs avec des grosses moustaches ? Tu l’as pourtant croisé bien des fois.
— Ahhh, monsieur Charles ? Tu veux dire, monsieur Charles ? fit-elle en essuyant son assiette d’un geste rapide avec un morceau de pain.
Robert secoua la tête puis avala sa cuillérée.
— Oui, monsieur Charles, le notaire ! Y en a pas trente-six de notaires à c’que j’sache ?
— Je n’en sais rien, moi, ils sont nombreux dans l’équi¬page. Je serais bien incapable de dire combien ils sont, alors les noms… à part quelques-uns comme monsieur Charles…
De son côté, Bertrand ne disait rien, perdu dans ses pensées. Oui, il le connaissait ce monsieur Charles, il le connaissait même très bien, pour ne pas dire trop bien. Comment pouvait-il oublier ce personnage ? Dans un réflexe incontrôlé, il passa machinalement sa main sur son front. Une cicatrice qui le lui barrait de façon disgracieuse roula sous ses doigts, cette cica¬trice qui cachait une blessure physique importante, violente et passée, mais qui dissimulait aussi une douleur morale qui, elle, restait toujours présente. Il sentit même cette douleur se réveiller, elle qui était jusque-là enfouie dans sa mémoire, comme si elle revenait simplement depuis que le nom de monsieur Charles avait été évoqué, car cet homme précisément en était à l’origine.