Gertrude, Aimé… un fusil pour la vie !
Aimé faisait les cent pas autour de la table trônant au centre de la pièce à vivre. Cela faisait deux bonnes heures maintenant que sa mère et sa belle-mère s’étaient enfermées dans la chambre conjugale. Au plus une demi-heure que la sage-femme avait rangé son vélo au long du mur à la porte d’entrée. Elle était apparue tranquille et rassurante comme à son habitude, mais son visage trahissait une certaine excitation.
— Ce soir Aimé, ce sera le centième bébé que je mets au monde ! Ça lui portera chance à ce p’tiot ! Tu verras, ça lui portera chance !
— Dieu vous entende, Mme Simon, Dieu vous entende…
La sage-femme s’était exprimée avec un de ses sourires dont elle avait le secret, l’accompagnant d’un mouvement positif de la tête. Elle rejoignit la future maman déjà assistée par ses proches. Aimé reprit ses allers et venues autour de la table ce qui irrita son père, tranquillement installé près de la cheminée et affairé à redresser le feu. Du bout de sa canne, il désigna une chaise disponible.
— Viens donc t’asseoir fiston, tu ne paieras pas plus cher. Tu nous agaces à tourner comme un gros taon en manque de chair à piquer !
— T’as raison l’ père… T’as raison. Y’a plus qu’à attendre maintenant !
— Ben oui, faisons ça. Gertrude n’en est pas à son premier va !
Aimé s’assit sans rien ajouter puis se calma en fixant les flammes.
Gertrude avait ressenti les premières contractions en début d’après-midi. Comme cela avait été convenu entre les époux, il était allé prévenir ses parents qui demeuraient à quelques maisons de là. Au retour, avait amené leurs six enfants, six garçons âgés de deux à dix ans, chez sa soeur, résidant dans une petite locature à environ vingt minutes de marche. Gertrude était déjà en de très bonnes mains avec sa mère, très âgée, mais si bonne, une belle-mère comme il n’était pas possible d’espérer avoir un jour. Gertrude n’enétait donc pas à son premier. Cette femme robuste en avait mis six au monde, six, pas moins, et pas des avortons. De bons petits garçons costauds et en bonne santé. Si la nature lui donnait le septième du même sexe à la suite, ce serait donc un marcou, un de ces personnages dotés dès la naissance de dons exceptionnels comme ceux de la guérison. Que soignerait-il donc ? Les brûlures, les rhumatismes, les maladies de peau ou quoi d’autre encore ? Quel don pourrait-il avoir ? Cette question l’aura taraudée durant
toute la grossesse. Elle avait hâte, mais aussi une envie non dissimulée : une petite fille. Elle espérait tant cela, cette maison étant remplie de gars. Enfin, l’accouchement allait la libérer de ce ventre devenu bien encombrant. Elle avait hâte d’en finir. Les contractions
se rapprochaient, la dernière avait été plus forte et plus longue. Elle regarda les visages familiers et encourageants qui l’entouraient. Elle laissa aller son esprit, profitant de cette courte pause. Elle revit la naissance de ces premiers enfants. Qu’allait-on lui donner cette fois ?