Je vois, je tue...
C’est un très vieux bonhomme qui s’avance tranquille¬ment dans la rue principale de ce petit village solognot. Il passe devant l’église d’un pas tranquille mais encore alerte. Il adresse un signe de politesse à quelques personnes de sa connaissance sur la place de l’église puis poursuit sa route, constant. Le temps est plus que maussade. Le ciel est bouché, avec des nuages bas qui courent et un petit vent froid qui souffle. Notre bonhomme serait bien mieux au chaud, dans sa petite maison située à l’entrée du bourg, mais en ce 10 no¬vembre après-midi, rien ni personne ne pourrait l’empêcher de se rendre au cimetière qu’il atteint, le regard bien pensif. Il pousse la lourde grille en fer dont le grincement lui est familier, retire sa grosse casquette en velours assortie à une veste du même tissu puis avance jusqu’au monument aux morts installé au fond de l’enceinte, près du mur. On peut y lire l’inscription « MORTS POUR LA FRANCE » en gros caractères puis, en plus petit, « A NOS ENFANTS 1914-1918 ». À ce niveau, il se baisse pour déposer un bouquet de bruyère qu’il a cueilli volontairement à la fin de l’été, lors d’une de ses promenades aux champignons. Il se redresse enfin puis adopte une attitude de recueillement. Son regard se pose sur le pre¬mier nom de la liste, il revoit le visage de ce jeune homme qu’il a très bien connu dans sa jeunesse. Il passe au suivant. Le souvenir d’un visage vient dessiner un très léger et bref sourire sur son visage grave : « Qu’il était drôle ce Raymond… ». La liste s’allonge bien sûr. Il s’arrête définitivement sur « Pierre Taupin 17/06/1915 ». Son esprit se perd dans les souvenirs de ce grand frère qui succomba sur une terre éloignée de leur Sologne natale. Quelques larmes glissent sur ses joues rougies par l’air froid, quelques larmes chaudes qu’il sent se perdre dans une barbe taillée avec rigueur, d’un blanc irréprochable. Plus de soixante-dix ans qu’il est parti, soixante-dix années à vivre avec uniquement des souvenirs, images virtuelles et quelques rares photos ; tous ces trésors aussi précieux qu’usés par toutes ces années. Que ne donnerait-il pour revoir son grand frère Pierre en chair et en os devant lui ? Une minute, juste une toute petite minute pour le voir à nouveau. Ou alors, se retrouver ne serait-ce qu’un instant avant l’annonce de la guerre ? Cette annonce qui avait tout révolutionné pour toujours. La vie était si agréable, en famille, dans cette petite ferme à mi-chemin entre Orléans et Romorantin. Il visualise cette scène enfin où sa vie de jeune adolescent a basculé à jamais, cette scène dans la maison familiale.
"Contes et récits de Sologne et Val de Loire - Tome 2"
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