Mangeur de feu...
Le mois de mai venait de s’achever. Un mois de mai exceptionnellement sec. La pluie n’avait pas été très abondante en cette dernière quinzaine et cela se voyait dans toute la campagne. La nature montrait quelques signes de fatigue par endroits. C’était inquiétant à cette période de l’année. Pourtant, en ce début d’après-midi, le ciel était bouché. La température restait élevée, voire étouffante. Il n’y avait pas beaucoup d’air.
Un gamin d’une dizaine d’années jouait avec de petites bestioles, des gendarmes qui demeuraient près d’un mur. Un de ces murs fatigués, exposé au plein soleil du midi, dont la jointure des grosses pierres s’effritait, créant ainsi de nom¬breuses excavations qui servaient de refuge à tout un monde. Tout un univers minuscule que seuls les enfants peuvent remarquer. Dans l’imaginaire créatif de ce petit, ces insectes paisibles, colorés de rouge et tachetés de points noirs, re¬présentaient une armée de soldats indisciplinés qu’il tentait vainement de retenir captifs dans un vieux pot de fleurs ébréché. Les ordres autoritaires fusaient de part et d’autre. Ce commandant en chef juvénile avait déjà tout compris des travers de la hiérarchie militaire ou de la hiérarchie tout court ; il s’avérait impitoyable et intransigeant. La situation le plaçant dans la position la plus haute, il s’en donnait à cœur joie. Ses ordres claquaient donc sur un ton sec, rapide, portés par une voix aiguë qu’il transformait, pas toujours avec grand succès, en une voix forte et caverneuse. Certains fantassins rechignaient, criaient à l’injustice et les commentaires des pauvres malheureux ne manquaient pas de se faire entendre à leur tour. Nombreux et plaintifs, ceux-ci ne faisaient qu’en-venimer la situation et l’agacement de l’autorité. Un vent de mutinerie soufflait donc dans cette troupe de fortes têtes, toutes menées vigoureusement à la baguette. Ces malheu¬reuses recrues indisciplinées, enrôlées de force, n’avaient qu’un objectif : s’échapper et retrouver la liberté. Malgré leur surnombre, qui restait leur atout principal, les petites bêtes ne manquaient pas de se faire rattraper et remettre dans la bonne direction. Elles laissaient parfois un ou plusieurs membres au cours des manœuvres. Parfois, elles y perdaient tout simplement la vie.
Soudain, le chien, qui jusque-là devait sommeiller mais d’une oreille seulement, aboya fortement. Quelques poules, surprises dans leur errance, s’enfuirent sur quelques mètres. Un gros dindon s’ébroua en glougloutant bruyamment. Le tout jeune commandant, surpris lui aussi, laissa échapper le pot de fleurs qui se brisa à terre. Il se tourna rapidement, pestant après ce maudit cabot puis inspecta les environs d’un rapide regard circulaire, des bâtiments jusqu’à l’entrée prin¬cipale de la cour. Il remarqua de suite la présence d’un étranger sur le sentier qui menait à la ferme. Son pas était plutôt tranquille et constant. Sa destination était certaine, le chemin n’ayant pas d’autre issue que celle d’aboutir en ces lieux. Son allure, comme son visage, ne figuraient pas dans le registre des gens familiers. Sans même sonner la retraite, le commandement opta pour la fuite. Le jeune Louis n’eut pour courage que celui de courir en direction de la partie habitée. Cette décision fut spontanée. Il laissa derrière lui tout son monde à l’abandon sur le champ de bataille, un monde opportuniste qui avait déjà profité du relâchement et de cette aubaine pour se cacher. Le marmot disparut précipitamment derrière la porte d’entrée de la maison pour s’y mettre à l’abri et y prévenir probablement ses habitants.
L’étranger, quant à lui, poursuivait son chemin sans même prêter attention à cet enfant et aux aboiements pas très accueil¬lants. C’était un homme de bonne taille, bien charpenté mais sans embonpoint, peut-être un peu maigre, d’une bonne quarantaine d’années. Il portait une barbe de trois jours et avait des yeux clairs d’une couleur peu commune, presque dérangeante, abrités par la visière d’une casquette qui avait de toute évidence bien vécu. Pourtant, celle-ci demeurait originale. C’était un de ces couvre-chefs que l’on retrouvait surtout chez les hommes qui travaillaient sur les bateaux de la Loire et, en y regardant de plus près, le doute n’avait plus place. Le gaillard portait un autre signe distinctif de cette corporation. À une de ses oreilles, se balançait une boucle. Un cercle doré dans lequel était suspendue l’ancre des mariniers.