Le banquier...
Cette histoire s’est déroulée il y a bien longtemps et pourtant, beaucoup d’entre nous pourraient s’y retrouver encore de nos jours.
Antoine avait bien une trentaine d’années et vivait depuis quelques années dans un petit village de Sologne. C’est en Loire-Atlantique qu’il découvrit, à sa naissance, la première fois la lumière du jour, dans une famille modeste, mais néanmoins nombreuse, de pêcheurs. Sous ce toit, il était le septième enfant et le dernier en date. En effet, il était cet enfant appelé familièrement le « reculon », celui qu’on n’at¬tendait plus car de dix ans le cadet de l’avant-dernier. Très jeune, il comprit combien la vie pouvait être dure et difficile, que la gamelle ne se remplirait pas avec les dons du ciel même si les prières étaient monnaie courante dans la mai¬sonnée. Il garderait en mémoire l’image de sa mère priant nuit et jour pour le bon retour, sains et saufs, du mari et des frères aînés, perdus au milieu d’une étendue immense, livrés au bon Dieu et aux éléments. Pendant ce temps, ses autres frères et les quelques sœurs non encore mariées aidaient à faire fonctionner une petite exploitation familiale qui permettait de manger et d’apporter quelque argent en vendant certains surplus sur les marchés. Encore tout jeune adolescent, il s’était fait embarquer non pas sur les gros navires qui par¬taient pêcher très loin au large sur l’océan mais sur des bateaux plus modestes qui, eux, transportaient des marchandises qu’ils descendaient par la Loire, à la voile, poussés par les vents d’ouest jusqu’au pays d’Orléans. Ce choix, qui n’en était pas forcément un, lui avait causé bien des tracasseries avec le paternel, mais à quoi bon, la chose avait fini par être entendue.
Il embarqua donc un matin d’octobre sur un chaland chargé autant que la Loire, un chaland baptisé Fort fidèle qui en rejoignit d’autres pour être reliés en un train, une sorte de convoi qui permettait d’augmenter sensiblement la surface de voilure à offrir aux vents et ainsi, de remonter un courant aussi traître que soutenu. Les voiles hissées en grand, ils remontaient en plusieurs étapes le fleuve pour le redescendre plusieurs mois plus tard, avec l’aide du courant cette fois, ce qui n’était pas forcément plus simple quand la rivière était grosse, car le débit était rapide. Ils revenaient donc à leur point de départ le temps nécessaire pour préparer une nou¬velle expédition. Là, ils profitaient de la halte pour saluer la famille et prendre les nouvelles. Parfois, ces dernières étaient bonnes, comme une naissance, mais cela pouvait être un décès ou une maladie grave qui s’était déclarée.
Cette marine-là n’était pas sans péril même si les quaran¬tièmes rugissants n’avaient pas leur équivalent sur le parcours et les tempêtes, quant à elles, étaient quasi inexistantes en dehors de quelques forts coups de vent. Quand cela prenait trop d’ampleur, les trains de chalands faisaient escale à l’un des nombreux ports pour se mettre à l’abri. Quand, par contre, il faisait défaut, on pouvait rester à quai des semaines. Cela n’était pas pour autant un métier tranquille. Il était difficile et dangereux. Les accidents graves, voire mortels, étaient monnaie courante. Nombreuses étaient les embarcations qui venaient se fracasser contre les piles d’un pont, passage redouté autant à la montée qu’à la descente. Cette vie marinière aurait peut-être plu à Antoine jusqu’à ce que son corps trop vieux lui dise un jour d’arrêter, mais c’était compter sans le progrès et ses avancées technologiques. L’ère du « aller plus vite pour gagner plus » était en route, alors les derniers voyages arrivèrent avec le développement important du chemin de fer qui eut raison définitivement de ce trafic et de ses hommes. L’installation de l’axe Orléans-Nantes sonna la fin.
Au cours d’un de ses derniers périples, Antoine posa définitivement ses valises à Blois, décision qu’il avait mûrement réfléchie. Ses parents n’étaient plus et ses frères et sœurs tous installés depuis belle lurette, la différence d’âge était parfois si importante qu’il ne les côtoyait pas tous. En fait, il ne possé¬dait qu’un sac de taille moyenne avec à l’intérieur quelques vêtements et objets personnels. Il était resté quelques jours à proximité du port, puis s’était décidé à se mettre en marche droit devant lui, à l’aventure, enclin à s’arrêter dès qu’un endroit lui en ferait signe, ce qu’il fit au bout d’environ trois semaines dans le petit village de Saint-Avron. Là, il s’engagea comme manœuvre chez un charpentier où il apprit avec une certaine facilité le métier. Il avait fait bien des jaloux, « l’é¬tranger », tant son apprentissage avait été rapide ; ses capacités étaient réelles. Il devint rapidement un ouvrier des plus qualifiés, mais comme il le disait lui-même :
— Je n’ai pas de mérite, ce métier a été créé pour moi !