Le battoir...
Le Brave était en fosse depuis quelques jours maintenant. Son ventre contenait une cargaison précieuse. Une partie à destination de Blois, le reste pour Orléans. Et c’est un peu avant Blois que la décision avait été prise de s’amarrer et d’attendre des conditions plus favorables. Cette nouvelle contrainte n’arrangeait pas les affaires du patron, mais le risque de s’ensabler était trop important. L’équipage tuait donc le temps comme il le pouvait. Il était constitué de quatre hommes. Maurice, le patron et propriétaire du chaland, était un bon¬homme assez fermé, très expérimenté, qui faisait de nombreux voyages sur le fleuve allant de Châteauneuf-sur-Loire à Nantes depuis des décennies maintenant. Son fils, Jules, d’une ving¬taine d’années passées comptait cinq à six années d’expérience. Un long apprentissage tout en pratique et « sur le tas ». Il travaillait dur. Il était payé au même titre que les deux autres compagnons du bord. Boutd’bois, travailleur volontaire, était un peu gentil, empreint à la boisson et à la bagarre. Enfin, Laforce, un personnage beaucoup plus subtil, présentait une force remarquable et une humeur égale. Ces deux bonshommes avaient une réelle affection pour Jules qu’ils appelaient Lep’tit. Cela n’enlevait pas un réel respect en dehors du fait qu’il était le fils du patron. Cette reconnaissance, Lep’tit ne l’avait pas volée. Il la devait à son labeur et son attitude. Il respectait beaucoup ces deux-là et les vieux mariniers appréciaient cela. Le gamin ne jouait pas au fils du patron et ça, c’était vrai¬ment bien. Ils formaient donc un trio soudé, avec cet esprit d’équipe indispensable pour un tel métier. Cette entente prenait toute sa dimension au moment des manœuvres, surtout lors des passages des ponts, toujours appréhendés.
Le niveau des eaux avait fortement baissé, le vent de galerne ne soufflait plus. La décision de se mettre en fosse pour attendre des conditions plus favorables avait été prise après bien des hésitations. Ce contretemps n’était pas bon pour les affaires, ni pour personne. Aussi, après ces quelques jours d’observation, la situation empirant, Maurice prit la décision de faire dé¬barquer la marchandise à destination de Blois, là même où ils étaient, afin de la faire cheminer jusqu’à bon port par la route. Cette livraison débarquée, Le Brave, moins lourd, reprendrait de la flottabilité et ainsi pourraient-ils reprendre la remontée jusqu’à Orléans. Il était parti depuis une bonne heure en quête d’un transport.
En cet après-midi ensoleillé, Jules s’était installé contre le tronc d’un saule, au bord du fleuve. Cela faisait déjà trois jours qu’il s’installait là pour tuer quelques heures sous le soleil. Il s’assit bienheureux et étira les jambes. Sur le sol, des centaines de petits copeaux de bois le firent sourire. C’était là un indice de son passage des jours précédents.
Devant ses yeux, une grande plage de jar accumulé avec le temps. En aval, plusieurs embarcations avec des hommes au travail, affairés à l’extraction de ces cailloux. En amont, un filet barrait une bonne partie de la Loire. À l’extrémité, une toue cabanée en activité. Le carrelet était remonté de temps en temps. Deux hommes récupéraient le poisson. Leurs éclats de voix résonnaient, portés par le fil de l’eau. Le grand fleuve s’écoulait paisiblement avec un courant vraiment tranquille. Jules se remémora des situations où ce dernier était tout autre. Les variations d’une saison à une autre étaient vraiment im¬portantes. De-ci de-là, se trouvaient dans les branches des indices qui parlaient d’eux-mêmes. Tout un tas d’herbes, de branches mais aussi de déchets se trouvaient perchés à des hauteurs importantes. Un œil averti repérait les traces de la dernière grande crue qui avait encore tout balayé avec une facilité déconcertante, les flots déchaînés éventrant les digues si fragiles pour se répandre dans le val. Les dégâts avaient été importants, des vies avaient été enlevées et Jules ne connaissait que trop les récits de son père mais aussi ceux de tous ses camarades mariniers relatant ces terribles moments. Pour l’heure, les eaux étaient basses, très basses et la Loire n’était pas méchante, sauf pour les imprudents.
À la surface, des poissons mouchaient de partout. Ablettes et chevesnes se régalaient de tous ces insectes providentiels parfois effrayés par les vols impressionnants et rasants des hirondelles des rivages qui, elles aussi, festoyaient. Ces mou¬cherons en tout genre annonçaient-ils une période d’orage ? Tous les mariniers l’espéraient. Une telle masse d’eau provi¬dentielle arrangerait la situation qui pouvait se débloquer avec seulement quelques centimètres d’eau ; cela pouvait faire la différence. Une sterne en pêche vint distraire le jeune homme qui suivit des yeux les progressions de l’oiseau.