La Bête...
Robert était à l’affût depuis une bonne demi-heure déjà. Le jour allait se lever vite à présent. Adossé contre un chêne honorable, il patientait tranquillement. Le canon de son arme était en appui sur une pique dont l’extrémité se terminait par une fourche. Fichée en terre, l’installation était des plus stables. Robert devinait la rivière peu profonde qui s’écoulait tranquillement en contrebas. Quelques sauts de poissons re¬tentissaient parfois et il entendit les quelques cris d’une poule d’eau effarouchée un peu plus haut, en amont, sur sa gauche. La matinée était calme et apaisante. Il eut une pensée pour ses moutons qu’il avait abandonnés à la bonne garde de son chien, Broc, un bâtard dont les compétences étaient certaines. Il ne put s’empêcher d’esquisser un sourire en se remémorant la tête de l’animal, ce camarade solide, chien de berger émérite et fidèle.
— Pas bouger ! lui avait-il soufflé en quittant sa cabane.
Inutile de lui en dire plus.
Robert était un berger itinérant. Il travaillait pour le pro¬priétaire d’une grosse ferme communément appelée la ferme des Noues. Dès la fin de l’hiver, il sortait les animaux de la bergerie, une cinquantaine de têtes, toutes noires. Il com¬mençait par des sorties d’une demi-journée, de-ci de-là, en fonction du temps et du terrain. Rapidement venaient les journées complètes et enfin le départ pour la grande saison. C’était le moment de sortir « le carrosse ». Cette bonne vieille roulotte aux dimensions plus que modestes que Robert avait baptisée familièrement ainsi. Il la déplaçait selon les errances de son troupeau et de sa volonté, la roulotte étant montée sur deux roues importantes. Il était possible d’y atteler un cheval pour les plus longs déplacements mais, bien souvent, Robert prenait la place de l’animal, car l’ensemble n’était pas si lourd et le bonhomme n’aimait pas rester trop longtemps au même endroit. À l’intérieur, il était impossible de tenir debout à moins d’avoir la taille d’un enfant d’une douzaine d’années. On pouvait y trouver tout juste la place d’étendre une paillasse. À chaque extrémité, deux rangées d’étagères rudimentaires permettaient de ranger quelques ustensiles. Quand arrivait la soirée, les bêtes étaient regroupées dans un enclos déplié en hâte. L’homme se restaurait sur le pouce puis disparaissait pour la nuit dans sa cabane à roues. Le chien, quant à lui, se couchait en dessous sur un vieux sac qui lui était réservé. Il s’endormait bien vite, mais d’une oreille seulement. Une de ces sentinelles redoutablement efficaces restait toujours à moitié dressée. Le moindre bruit suspect, une bête domestique ou sauvage de passage et, de suite, le gardien redressait la tête et si besoin, donnait l’alerte. Dans le cas contraire, il s’aban¬donnait à nouveau au sommeil en poussant un soupir d’une profondeur intense. Broc était un très bon chien qui savait bien mener les bêtes. Avec Robert, le binôme ainsi formé était très compétent. Le fermier ne pouvait que s’en féliciter. Les loups, quant à eux, ne se manifestaient plus… le dernier ayant été abattu peu auparavant.
Ainsi, le berger s’en allait avec ses animaux au gré des plaines et des bois en quête d’une nourriture pas très abon¬dante mais des plus riches. Une à deux fois par semaine, les propriétaires de la ferme envoyaient un jeune gamin à sa rencontre avec la mission d’apporter un ravitaillement tou¬jours insuffisant. Il arrivait bien souvent que le voyage du jeune messager, qui ne manquait pas de lambiner quand il ne se perdait pas en route, se termine en aventure aussi for¬midable que mémorable, ce qui avait le don d’irriter notre personnage. Il n’était pourtant pas toujours bien évident pour un enfant de retrouver tout ce petit monde qui pouvait se déplacer d’un jour à l’autre. Généralement et par rapport à la position de la ferme, Robert ne s’écartait jamais plus loin qu’un rayon d’une dizaine de kilomètres et convenait avec le petit commis des futurs rendez-vous.