Le caillou...
Le bras tendu le long du corps, l’officier tenait fermement son pistolet. Sa main en était blanche. Au-dessus de sa tête casquée, un ciel bouché et menaçant. Il lançait aléatoirement quelques regards rapides vers ses hommes au visage creusé par la fatigue, la peur et les mauvaises conditions de vie. Puis, il revenait à nouveau à sa montre gousset, cherchant à chaque reprise la position des aiguilles comme s’il pouvait en ignorer l’emplacement. Cette heure, il ne la connaissait que trop. Les ordres étaient formels. L’attaque sera lancée à neuf heures précises. Le silence était pesant. Tout le monde aurait souhaité que le temps s’arrête, se rappelait le souvenir des visages aimés, familiers, des amis, de la famille mais aussi de tous ces compagnons d’infortune qui avaient disparu durant ces longs mois de guerre. Tous avaient le regard bas. Certains priaient, serrant dans leurs mains qui une photo, qui un bijou. D’autres semblaient résignés comme des animaux que l’on mène aux portes de l’abattoir. Leur regard, comme les nuages, était triste et bas. Certains pourtant s’adressaient une amabilité de l’œil, un rapide battement de paupière, une politesse de dernière minute, un « que la chance soit avec toi » silencieux.
— Plus qu’une minute ! hurla l’officier d’une voix tonnante après avoir ravalé sa salive.
Il leva son bras armé bien haut. Ses jolies moustaches imposantes dissimulaient des lèvres pâles et glacées. Il reprit rapidement le cours du temps à travers la course de la trot¬teuse et dans ces dernières secondes, n’osa plus la quitter des yeux, fébrile et inquiet à la fois. Dans le couvercle, la photo d’une femme qu’il avait laissée dans une petite maison du Limousin avec deux enfants en bas âge. Sa main tremblait légèrement et son regard passait des aiguilles à ce visage aimant. Ce jour était le 17 avril 1916, oublié sur les terres de France.
L’index pressa la détente et un coup de feu sec claqua dans le silence pesant ; le signal tant attendu et redouté à la fois était donné, tout de suite accompagné par le son de quelques sifflets et de puissants cris de désespoir censés donner du courage, de la force, de l’énergie ou bien encore de la folie, tous ces éléments nécessaires aux fantassins pour grimper un à un les barreaux des échelles pour s’extirper de la tranchée.
Dès le début de l’offensive, les coups du feu ennemi com¬mencèrent à retentir, rattrapés par les mortiers qui firent se soulever ça et là des montagnes de terre entremêlée de chair et de sang. Des détonations hésitantes les premiers instants pour devenir importantes et nourries par la suite. Simon grimpa à son tour l’échelle puis s’élança sur une terre dévastée avec la sensation d’avoir la tête sous l’eau. Il courut de toutes ses forces derrière ses camarades qu’il ne distinguait même pas. Il allait droit devant, au hasard, jouant sa vie à la roulette russe à chacune de ses foulées, le nez arrosé par les odeurs de poudre et celles de ces cadavres de chevaux en décomposition abandonnés sur de vastes étendues, des kilomètres à la ronde. Il n’avait pas parcouru cinquante mètres qu’une rafale d’arme lourde l’arrêta violemment dans sa course. Plusieurs impacts dans les cuisses puis trois autres balles vinrent lui couper le corps en une diagonale meurtrière. Biceps labouré d’un côté, poitrine transpercée et épaule opposée déchiquetée. Les dou¬leurs furent terribles, surtout celle de la poitrine dont la souf¬france résonna dans tout son corps pour le brûler intensément jusqu’au bas du ventre. La sensation extrême d’être trans¬percé par un sabre brûlant de part en part. Il resta figé dans l’espace quelques centièmes de secondes qui lui parurent une éternité puis s’écroula lourdement pour rouler et se figer sur le dos, les yeux perdus dans les nuages. Des images par cen¬taines défilèrent dans sa tête, anciennes et récentes à la fois, à une vitesse insensée, mais cela s’arrêta sur la représentation du visage de sa douce Marie qu’il avait laissée au village à contrecœur. Le jour de son départ, au milieu de quelques jeunes hommes de la commune, sur la petite place de l’église, tout le monde s’était donné rendez-vous pour saluer et encou¬rager les vaillants soldats. Tout le village était là, même ceux qui ne comptaient pas de mobilisé parmi leurs proches. Ces derniers étaient si rares. Elle était venue, elle aussi, lui dire au revoir. Marie, sa Marie, si douce Marie qui lui avait promis de l’attendre jusqu’à son retour. À l’idée de ce retour compromis, il esquissa un sourire de désolation. Les yeux baignés de larmes, il perdit connaissance en soufflant : « Pardon. »