Le banc...
Yves était affairé dans son petit jardin de fleurs situé devant la maison, qui donnait sur la rue passante. En ce beau dimanche de mai, le printemps était très bien installé et le jeune homme, tout jeune propriétaire, se félicitait de son petit bout de terre qui lui offrait tant de bien-être et de divertis¬sement. La nature avait repris enfin ses droits. Partout autour, des couleurs, des chants d’oiseaux et tous ces bruits familiers propres à ce petit village du Val de Loire. Il était en quête des herbes indésirables et ces dernières s’étaient propagées à grande vitesse, encouragées par les conditions clémentes de ces dernières semaines. Il s’accordait une petite pause pour contempler le travail accompli quand il remarqua Armand, son voisin, en train de remonter la rue d’un pas abattu. Son chapeau sur la tête n’était pas bien placé, ramené en arrière exagérément, laissant apparaître son front blanc et dégarni. Ce bon grand-père était pourtant très élégamment vêtu. Il s’en rentrait d’un pas bien tranquille mais surtout inhabituel. Quelque chose n’allait pas dans son comportement. Que lui était-il donc arrivé à ce petit grand-père bien gentil qu’il appréciait véritablement lui, mais aussi sa femme et ses deux jeunes enfants qui l’appelaient affectueusement « pépé Armand » ? Le jardinier s’en trouva affecté. Qu’avait-il donc ce bougre d’Armand en une si belle journée ?
— Ça va comme vous voulez, m’sieur Armand ? Belle journée que celle-là, n’est-ce pas ?
Le bonhomme s’arrêta un bref instant pour mieux repérer la personne qui l’appelait ainsi par son nom. Il reconnut son jeune voisin, ma foi prévenant, qu’il aimait bien. Pourtant, même l’image de ce visage amical d’un naturel enjoué ne lui fit pas bon effet. Ce jour-là, rien n’allait et plus rien n’irait jamais. Cette évidence lui revint à l’esprit, l’affecta. Personne ne pourrait plus changer cet état. Il fit un signe en portant le pommeau de sa canne jusqu’à son chapeau, accompagné d’un vague sourire. Hagard, il reprit son chemin jusqu’au portillon de sa maison qu’il poussa avec un certain agacement. Il n’adressa pas même un mot à Yves qui en resta sans voix. Ce comportement était vraiment inhabituel.
— Dites-moi, m’sieur Armand, avez-vous profité de cette belle journée pour faire un tour jusqu’à Orléans ? Peut-être vous balader sur les bords du Loiret, à Olivet ? Ça doit être plutôt agréable par ce temps-ci.
Armand ne redressa même pas la tête à la surprise du jeune homme. Décidément, le grand-père n’allait pas bien. Yves savait qu’Armand affectionnait particulièrement ces en¬droits. C’est pourquoi il avait tenté ce sujet de conversation. Le vieil homme y avait vécu une bonne partie de sa vie. L’âge de la retraite ayant sonné, il était venu s’installer dans ce village un peu plus éloigné. À l’accoutumée, aborder un tel sujet se résumait à appuyer sur le bouton d’un film passionné de sa vie. Cette fois, rien. Il vit le petit bonhomme se traîner véritablement jusqu’à la porte d’entrée, fouiller le fond de ses poches toujours avec agacement pour en trouver enfin les clés. Il remarqua que sa main portait des traces de griffures importantes et qu’elle conservait encore quelques traces de sang non lavées. Le bout de sa manche de chemise était souillé aussi. Il aurait bien voulu en savoir plus, mais la porte se referma avec son bruit familier, ne lui laissant pas le temps d’ajouter quoi que ce soit. C’était là la dernière apparition d’Armand de la journée. Yves rangea son mouchoir là-dessus puis ses outils dans la remise toute proche. Il s’étonna tout de même de ne pas reconnaître ce personnage qu’il appréciait ainsi. C’était anormal et il s’en inquiétait. Il savait qu’il aurait bientôt l’explication de cet état, il lui suffisait juste d’être patient : cela viendrait assurément.