Les trois clés...
Cette histoire se déroula au tout début du XIXe siècle, à cette époque où les lois étaient ce qu’elles étaient. À quelques années près, le code Napoléon aurait pu lui donner un autre cours. C’eût été regrettable, mais pour qui donc ?
Tout le monde était rassemblé dans ce petit cimetière jouxtant l’église. Tout le monde ? En fait, ce n’était pas vrai¬ment cela ; peu de monde serait plus précis. Quelques per¬sonnes âgées pour la plupart, transies de froid en ce petit matin de novembre, une poignée de fidèles qui avaient bien voulu faire le déplacement. Vêtues de noir pour la circonstance, elles écoutaient le curé avec plus ou moins d’attention. Un peu à l’écart, derrière le mur d’enceinte, un immense noyer portant encore trois ou quatre feuilles, un nostalgique témoi¬gnage des belles saisons passées, quelques reflets dorés rescapés et mourants, ballottés par un léger vent du nord, froid et piquant. Quelques branches surplombaient les tombes toutes proches et tout en haut de cet arbre magnifique aux dimen¬sions plus que respectables, deux corbeaux croassaient de façon intempestive et presque autoritaire. Ces deux intrus s’étaient invités pour la circonstance. Pour mettre en avant leur présence, ils n’hésitaient pas à lancer leurs cris lugubres et non mélodieux. Personne n’osait les effaroucher, mais ces manifestations n’étaient pas les bienvenues. Les braves gens n’aspiraient qu’à une chose à cette heure : rentrer bien vite pour se mettre au chaud à la maison, près d’un bon feu, et ne plus bouger de la journée.
Le curé, très solennel, acheva son office avec quelques dernières paroles rituelles. À ses côtés, un enfant de chœur frigorifié qui avait bien du mal à contenir le bruit de ses dents qui claquaient malgré lui. Les hommes du service funèbre furent enfin invités à se rapprocher du cercueil pour procéder à la mise en terre. À quelques pas de là, le cheval du cor-billard eut une légère réaction qui en surprit quelques-uns. Il se tenait à l’arrêt dans l’allée principale. Docile et surveillé par son maître de croque-mort dont le visage correspondait en tous points à l’emploi : des yeux noirs enfoncés dans leurs orbites, un nez crochu, le menton fuyant, le teint pâle comme celui d’un cadavre. La bête restait immobile, le regard figé sur les grilles de l’entrée, soufflant de grandes bouffées de vapeur par les naseaux. Il était décoré d’un plumeau sombre qui trônait sur le sommet de sa tête, d’une couverture reposant sur ses flancs, son parement de cérémonie funèbre. La courbe de son dos témoignait quant à elle d’une vie laborieuse plus pénible, plus ancienne. Certainement un cheval de labour racheté en fin de carrière paysanne pour une reconversion moins harassante, tout juste bon à tirer la charrette mortuaire dont la charge se limitait à une boîte en bois contenant un de ces corps sans vie. Il restait tranquille, telle une statue, la sagesse de l’âge et de l’expérience aidant ; seules les volutes de sa respiration le trahissaient. Un cheval bien fatigué dont on devinait les côtes sous le tissu de son costume à la lointaine jeunesse. Costume usé que l’on retrouvait aussi sur le croque-mort : même style et même couleur.
Guillomer regardait descendre le cercueil dans le trou profond et noir. Il enterrait son père, Hector Rouber, fabricant de tonneaux à Orléans. En était-il bien conscient avec une telle tête ? Les hommes du service funèbre firent glisser les cordes, puis s’écartèrent ; c’en était bien fini maintenant. Le paternel gagnait sa dernière demeure, juste à côté de la tombe de sa femme. Le curé fit un dernier petit sermon que Guillomer n’écouta pas plus que tous les autres. Toute cette cérémonie l’irritait plus qu’autre chose. Cet homme d’environ trente ans demeurait stoïque, indifférent, le visage fermé. Il adressa un rapide coup d’œil à son frère cadet puis sa sœur aînée qui le lui rendirent avec la même absence d’émotion. À côté d’Adèle, son mari Roger dont le visage était aussi rouge que la crête d’un coq en fin de vie. Des cheveux frisés déjà grisonnants que l’on retrouvait jusque dans une paire d’immenses favoris disgracieux. Planté au milieu de la figure, un nez violacé et imposant, rond comme un boulet.
Roger était marchand de vin, un petit marchand de vin très modeste mais de mauvais vin, pas très loin d’Orléans. Un commerce pas toujours bien clair, la vente de produits dont l’origine était parfois douteuse, de la marchandise très souvent coupée. Il fournissait quelques petits débits en campagne, quelques comptoirs aussi rudimentaires que modestes qui ne cherchaient pas tant la qualité que le bon marché. Pourtant, les bons vins de la région n’étaient pas rares, il y en avait tant… Roger cherchait à faire du volume et lui-même se fichait bien de la qualité :
— Un bon p’tit rouge qui gratte un peu, qui râpe un p’tit poil et qui cogne juste ce qu’il faut, c’est tout c’qu’ils veulent mes clients ! Ils ne savent pas faire la différence du bon et du mauvais de toute façon !
Il faisait donc de précieux mélanges, coupait avec de l’eau, n’hésitait pas à s’approvisionner parfois de mauvais vin dans les très nombreuses vinaigreries locales ou bien encore de mauvais vinaigre ; cela ne manquait pas à Orléans, encore moins le sucre qui remontait la Loire par bateaux. Ce sucre si précieux et apprécié qui lui permettait d’adoucir ses mélanges pour le plus grand plaisir de certains de ses clients. Le fleuve lui apportait à sa porte tout ce dont son petit commerce avait besoin. Les courageux mariniers ne cessaient de monter et descendre le cours d’eau sur leurs bateaux lourdement chargés. Roger était un bienheureux. Que de manipulations et de ficelles ce margoulin ne connaissait-il pas ? Manipulations et ficelles qu’il n’hésitait pas à utiliser, aucun état d’âme.